Par Julius Evola
Le récemment décédé John Dewey [1859-1952] fut applaudi par la presse américaine comme la figure la plus représentative de la civilisation américaine. Cela est assez juste. Ses théories sont entièrement représentatives de la vision de l'homme et de la vie qui est la prémisse de l'américanisme et de sa «démocratie».
L'essence de telles théories est celle-ci: que chacun peut devenir ce qu'il veut, dans les limites des moyens technologiques à sa disposition. De même, une personne n'est pas ce qu'elle est d'après sa vraie nature, et il n'y a pas de différence réelle entre les gens, seulement des différences de qualification. D'après cette théorie chacun peut être celui qu'il veut être s'il sait comment se former lui-même.
C'est évidemment le cas avec le «self-made man»; dans une société qui a perdu tout sens de la tradition, la notion d'agrandissement personnel s'étendra à tous les aspects de l'existence, renforçant la doctrine égalitaire de la pure démocratie. Si la base de telles idées est acceptée, alors toute diversité naturelle doit être abandonnée. Chaque personne peut supposer qu'elle possède le potentiel de quelqu'un d'autre et les termes «supérieur» et «inférieur» perdent leur signification; tous les styles de vie sont ouverts à tous. A toutes les conceptions organiques de la vie les Américains opposent une conception mécanique. Dans une société qui est «partie de rien», tout semble être fabriqué. Dans la société américaine les apparences sont des masques, pas des visages. En même temps, les partisans du mode de vie américain sont hostiles à la personnalité.
«L'ouverture d'esprit» des Américains, qui est quelquefois citée en leur faveur, est l'autre face de leur absence de forme intérieure. La même remarque vaut pour leur «individualisme». L'individualisme et la personnalité ne sont pas la même chose: le premier appartient au monde sans forme de la quantité, l'autre au monde de la qualité et de la hiérarchie. Les Américains sont la vivante réfutation de l'axiome cartésien «je pense, donc je suis»: les Américains ne pensent pas, pourtant ils sont. «L'esprit» américain, puéril et primitif, manque de forme caractérisée, et est par conséquent ouvert à toutes sortes de standardisation.
Dans une civilisation supérieure, comme par exemple celle des Indo-Aryens, l'être qui est sans forme caractérisée ou caste (au sens originel du mot), pas même celle d'un serviteur ou shudra, apparaîtrait comme un paria. A cet égard, l'Amérique est une société de parias. Il existe un rôle pour les parias. C'est d'être soumis aux êtres dont la forme et les lois internes sont précisément définies. Au lieu de cela, les parias modernes cherchent à devenir eux-mêmes les dominants et à exercer leur domination partout dans le monde.
Il y a une notion populaire, selon laquelle les Etats-Unis sont une «jeune nation» avec un «grand avenir devant elle». Les défauts évidents sont alors décrits comme des «erreurs de jeunesse» ou des «problèmes de croissance». Il n'est pas difficile de voir que le mythe du «progrès» joue un grand rôle dans ce jugement. En accord avec l'idée que tout ce qui est nouveau est bon, l'Amérique a un rôle privilégié à jouer parmi les nations civilisées. Pendant la 1ère Guerre Mondiale, les Etats-Unis intervinrent dans le rôle du «monde civilisé» par excellence. La nation «la plus évoluée» n'a pas seulement un droit mais un devoir d'interférer dans les destinées des autres peuples.
Pourtant, la structure de l'histoire est cyclique, pas évolutionnaire. Il est loin d'être vrai que les civilisations les plus récentes sont nécessairement «supérieures». Elles peuvent être, en fait, stériles et décadentes. Il y a correspondance nécessaire entre les stades les plus avancés d'un cycle historique et les plus primitifs. L'Amérique est le stade final de l'Europe moderne. Guénon appela les Etats-Unis «l'Extrême-Occident», dans le sens nouveau que les Etats-Unis représentent la réduction à l'absurde des aspects négatifs les plus séniles de la civilisation occidentale. Ceux qui existent en Europe sous une forme diluée sont magnifiés et concentrés aux Etats-Unis, ce par quoi ils se révèlent comme des symptômes de désintégration et de régression culturelle et humaine. La mentalité américaine peut être interprétée seulement comme un exemple de régression, qui se manifeste dans l'atrophie mentale envers tous les intérêts les plus élevés et dans l'incompréhension pour la plus haute sensibilité. L'esprit américain a des horizons limités, il se complaît à tout ce qui est immédiat et simpliste, avec l'inévitable conséquence que tout est rendu banal, basique et abaissé jusqu'à être privé de toute vie spirituelle. La vie elle-même en termes américains est entièrement mécanique. Le sens du «moi» en Amérique appartient entièrement au niveau physique de l'existence. L'Américain typique n'a ni dilemme spirituel ni complications: il est un «suiveur» et un conformiste «naturel».
L'esprit primitif américain ne peut être que superficiellement comparé à un esprit jeune. L'esprit américain est un trait de la société régressive dont j'ai déjà parlé.
Moralité américaine
Le sex-appeal tant vanté des femmes américaines est véhiculé par les films, les magazines et les posters, et est en grande partie fictif. Une récente étude médicale aux Etats-Unis a montré que 75% des jeunes femmes américaines n'ont pas de forts besoins sexuels, et au lieu de satisfaire leur libido elles recherchent le plaisir narcissique à travers l'exhibitionnisme, la vanité et le culte de la «forme» et de la santé dans un sens stérile. Les filles américaines n'ont «pas de complexes à propos du sexe»; elles «sortent facilement» avec l'homme qui voit tout le processus sexuel comme quelque chose d'isolé, le rendant ainsi inintéressant et factuel, ce qu'il est censé être, à un tel niveau. Ainsi, après qu'elle ait été invitée au cinéma ou à une danse, cela fait en quelque sorte partie des bonnes manières américaines pour la fille, de se laisser embrasser -- cela ne signifie rien. Les femmes américaines sont typiquement frigides et matérialistes. L'homme qui «sait s'y prendre» avec une fille américaine a une obligation matérielle envers elle. La femme a obtenu une faveur matérielle. Dans les cas de divorce, la loi américaine favorise la femme de manière écrasante. Les femmes américaines divorceront facilement lorsqu'elles verront une meilleure affaire. Il est fréquent en Amérique qu'une femme soit mariée à un homme mais déjà «engagée» avec un futur mari, l'homme qu'elle a l'intention d'épouser après un divorce profitable.
«Nos» médias américains
L'américanisation en Europe est largement répandue et évidente. En Italie c'est un phénomène qui se développe rapidement dans ces années d'après-guerre et qui est considéré par la plupart des gens sinon avec enthousiasme, du moins comme quelque chose de naturel. Il y a quelque temps, j'ai écrit que des deux plus grands dangers qui menacent l'Europe -- l'Américanisme et le Communisme -- le premier est le plus insidieux. Le communisme ne peut être un danger autre qu'une forme brutale et catastrophique d'une prise de pouvoir directe par les communistes. Par contre l'américanisation gagne du terrain par un processus d'infiltration graduelle, effectuant des modifications des mentalités et des coutumes qui semblent inoffensives en elles-mêmes, mais qui s'achèvent par une perversion et une dégradation fondamentales contre lesquelles il est impossible de combattre autrement qu'à l'intérieur de soi-même.
C'est précisément à l'égard d'une telle opposition interne que la plupart des Italiens semblent faibles. Oubliant leur propre héritage culturel, ils se tournent volontiers vers les Etats-Unis comme vers le chef de famille du monde. Celui qui veut être moderne doit se mesurer lui-même selon le standard américain. Il est pitoyable de voir un pays européen s'avilir ainsi. La vénération pour l'Amérique n'a rien à voir avec un intérêt culturel pour la manière de vivre des autres peuples. Au contraire, la servilité envers les Etats-Unis amène à penser qu'il n'y a aucun autre mode de vie digne d'être comparé à celui de l'Amérique.
Notre service de radio est américanisé. Sans aucun critère du supérieur et de l'inférieur, il suit juste les thèmes à la mode du moment et lance sur le marché ce qui est considéré comme «acceptable» -- c'est-à-dire acceptable pour la partie la plus américanisée du public, ce qui revient à dire la plus dégénérée. Les autres sont entraînés dans son sillage. Même le style de présentation à la radio est devenu américanisé. «Qui, après avoir écouté un programme radio américain, ne peut réprimer un frisson lorsqu'il réalise que le seul moyen d'échapper au communisme est de s'américaniser ?». Ce ne sont pas les mots d'un étranger mais d'un sociologue américain, James Burnham, professeur à l'Université de Princeton. Un tel jugement émis par un Américain devrait faire rougir de honte les programmateurs radio italiens.
La conséquence de la démocratie du «faites votre truc» est l'intoxication de la plus grande partie de la population qui n'est pas capable de juger par elle-même et qui, quand elle n'est pas guidée par un pouvoir et un idéal, perd trop facilement tout sens de sa propre identité.
L'Ordre industriel en Amérique
Dans son étude classique du capitalisme, Werner Sombart a résumé la dernière phase capitaliste par l'adage Fiat producto, pareat homo [«Fiat produit, l'homme paraît»]. Dans sa forme extrême le capitalisme est un système dans lequel la valeur d'un homme est estimée uniquement en termes de production de marchandise et d'invention de moyens de production. Les doctrines socialistes se sont développées en réaction au manque de considération humaine de ce système.
Une nouvelle phase a commencé aux Etats-Unis où il y a eu un regain d'intérêt pour ce qu'on appelle les relations de travail. En apparence cela semblerait signifier une amélioration: en réalité c'est un phénomène délétère. Les entrepreneurs et les employeurs ont fini par réaliser l'importance du «facteur humain» dans une économie de production, et que c'est une erreur d'ignorer l'individu impliqué dans l'industrie: ses motifs, ses sentiments, sa vie au travail. Ainsi, toute une école d'étude des relations humaines dans l'industrie s'est développée, basée sur le behaviourisme. Des études comme Human Relations in Industry par B. Gardner et G. Moore ont fourni une analyse minutée du comportement des employés et de leurs motivations avec le but précis de définir les meilleur moyens de parer à tous les facteurs qui peuvent entraver la maximisation de la production. Certaines études ne viennent certainement pas du bas de la boutique mais de la direction, encouragées par des spécialistes de différentes écoles. Les enquêtes sociologiques vont jusqu'à analyser l'ambiance sociale parmi les employés. Ce genre d'étude a un objectif pratique: le maintient du contentement psychologique de l'employé est aussi important que celui du physique. Dans les cas où un travailleur est lié à un travail monotone qui ne demande pas une grande concentration, les études attireront l'attention sur le «danger» que son esprit peut s'égarer dans une direction qui peut finalement se refléter négativement dans son attitude envers le travail.
Les vies privées des employés ne sont pas oubliées -- d'où l'augmentation de ce qu'on appelle l'assistance personnelle. Des spécialistes sont appelés pour dissiper l'anxiété, les perturbations psychologiques et les «complexes» de non-adaptation, au point même de donner des conseils concernant les problèmes les plus personnels. Une technique franchement psycho-analytique, et l'une des plus utilisées, est de faire «parler librement» le sujet et de mettre en relief les résultats obtenus par cette «catharsis».
Rien de tout cela n'a un rapport avec l'amélioration spirituelle des êtres humains ou avec des problèmes véritablement humains, tels qu'un Européen les comprendrait dans cet «âge de l'économie». De l'autre côté du Rideau de Fer, l'homme est traité comme une bête de somme et son obéissance est garantie par la terreur et la famine. Aux Etats-Unis l'homme est vu aussi juste comme un facteur de travail et de consommation, et aucun aspect de sa vie intérieure n'est négligé, et chaque facteur de son existence tend à la même fin. Au «pays de la liberté», par tous les médias, on dit à l'homme qu'il a atteint un degré de bonheur inégalé jusqu'ici. Il oublie qui il est, d'où il est venu, et jouit du présent.
La « démocratie » américaine dans l'industrie
Il y a une contradiction significative et croissante aux Etats-Unis entre les valeurs de l'idéologie politique dominante et les structures économiques effectives de la nation. Une grande partie des études sur ce sujet est consacrée à la «morphologie du travail». Les études corroborent l'impression que l'entreprise américaine est très loin du type d'organisation qui correspond à l'idéal démocratique de la propagande américaine. Les entreprises américaines ont une structure «pyramidale». Elles constituent au sommet une hiérarchie articulée. Les grandes entreprises américaines sont dirigées de la même manière que les ministères gouvernementaux et sont organisées selon des lignes similaires. Elles ont des corps de coordination et de contrôle qui séparent les dirigeants de l'entreprise de la masse des employés. Plutôt que de devenir plus flexible, au sens social, «l'élite de direction» (Burnham) devient plus autocratique que jamais -- une chose qui n'est pas sans relation avec la politique étrangère américaine.
C'est la fin d'une autre illusion américaine. L'Amérique: «le pays où tout le monde a sa chance», où toutes les possibilités existent pour les gens qui peuvent les saisir, un pays où chacun peut s'élever de la misère à la richesse. Au début il y avait la «frontière ouverte» à conquérir, pour tous. Cette proche et nouvelle «frontière ouverte» était le ciel, le potentiel illimité de l'industrie et du commerce. Comme Gardner, Moore et beaucoup d'autres l'ont montré, cela aussi n'est plus illimité, et les chances vont en se réduisant. Au vu de la spécialisation du travail, toujours croissante dans le processus productif, et de l'insistance grandissante à propos des «qualifications», ce qui semblait jusqu'ici évident pour les Américains -- que leurs enfants «iraient plus loin» qu'eux -- n'est plus évident du tout pour beaucoup de gens. Ainsi ce sont ces facteurs, dans ce qu'on appelle la démocratie politique des Etats-Unis, la force et la puissance dans le pays, ce qui revient à dire l'industrie et l'économie, qui deviennent toujours plus manifestement anti-démocratiques. Le problème est alors: la réalité doit-elle s'adapter à l'idéologie, ou vice versa ? Jusqu'à une date récente, la demande écrasante a été en faveur de l'ancienne méthode d'action; des cris s'élèvent, demandant un retour à la «vraie Amérique» de l'entreprise sans entraves et de l'individu libre du contrôle du gouvernement central. Cependant, il y a aussi ceux qui préféreraient limiter la démocratie pour pouvoir adapter la théorie politique à la réalité commerciale. Si le masque de la «démocratie» américaine était ainsi enlevé, on verrait clairement à quel point la «démocratie» en Amérique (et partout ailleurs) est seulement l'instrument d'une oligarchie qui poursuit une méthode «d'action indirecte», s'assurant la possibilité d'abuser et de tromper sur une grande échelle tous ceux qui acceptent un système hiérarchique parce qu'ils pensent qu'il est juste. Ce dilemme de la «démocratie» aux Etats-Unis pourrait un jour donner lieu à d'intéressants développements.
(article publié en 1945)